L’apport d’un usufruit préconstitué à une personne morale est-il soumis aux dispositions de l’article 619 du Code civil et sa valeur est imposable en application de l’article 13, 5 du CGI ?
Voici une question intéressante à laquelle un arrêt de la Cour administrative de Paris (CAA Paris, 7e ch., 5 oct. 2021, n° 20PA01257, Defour) apporte une réponse intéressante. Dans cette affaire, un enfant bénéficie dans le cadre d’une donation partage de l’usufruit de titres d’une société civile qu’elle apporte à une autre société constituée à cette fin. Dans la convention d’apport figurait une clause limitant à trente ans la durée de l’apport, clause insérée selon l’enfant par référence aux dispositions de l’article 619 du Code civil.
Pour l’administration fiscale, la valeur reçue en contrepartie de l’apport de l’usufruit devait être soumise, en application du 1° du 5 de l’article 13 du CGI, à l’impôt sur le revenu, dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux.
Le redevable contesta le redressement et la juridiction administrative fut saisie. En vain cependant : Pour le tribunal administratif de Nice (TA Paris, n° 1820434/2-2, 16 mars 2020), « cette circonstance ne remet pas en cause le caractère temporaire de l’usufruit apporté à la SAS Aloès dès lors que l’acte de cession de cet usufruit porte sur une durée fixe. Par ailleurs, la circonstance que la durée fixée dans l’acte soit la durée maximum posée à l’article 619 du code civil ne remet pas davantage en cause le caractère temporaire de cet usufruit ».
En revanche, pour la Cour d’appel administrative de Paris :l’usufruit ne peut pas être considéré comme temporaire au sens de l’article 13 du CGI : « Ainsi, dans l’hypothèse où une personne physique entend céder à titre onéreux un usufruit viager à une personne morale, cette cession, lorsqu’elle est consentie pour une durée de trente ans, ne doit pas être regardée comme portant sur un usufruit temporaire, pour l’application des dispositions précitées du 1° du 5 de l’article 13 du code général des impôts, qui, s’agissant d’un dispositif anti-abus ayant pour finalité de rendre moins attractif les montages utilisant un usufruit temporaire, comme le révèlent les travaux préparatoires de la loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012 dont elles sont issues, ne doit pas être interprété de manière extensive ».
Pour rappel, selon l’administration fiscale, pour l’application du 1° du 5 de l’article 13 du Code général des impôts, seules « les cessions portant sur un usufruit viager cédé sans terme fixe, c’est-à-dire un usufruit dont la seule cause d’extinction est le décès de son titulaire, ne sont pas concernées par les dispositions du 5 de l’article 13 du CGI. Ces cessions restent donc soumises aux dispositions du CGI relatives à l’imposition des plus-values » (BOI-IR-BASE-10-10-30, 6 avr. 2017, § 80 .).
Par conséquent, en l’absence de cette clause limitant la durée de l’usufruit à trente ans, aucune imposition à l’IR de la valeur de l’apport n’aurait été possible (sauf abus de droit bien évidemment).
En effet l’administration affirme « lorsque l’usufruit est préconstitué sur la tête du cédant antérieurement à la cession, celle-ci porte sur un usufruit viager et, à ce titre, n’entre pas dans le champ d’application des dispositions du 5° de l’article 13 du CGI, à moins que l’usufruit ne soit consenti pour une durée fixe » (BOI-IR-BASE-10-10-30-20150805, § 90).
En revanche, il est tout aussi certain que, pour l’administration fiscale, la stipulation d’un terme fixe fait entrer l’apport dans le domaine d’application de ce texte.
Plusieurs juridictions du premier degré l’ont déjà jugé. Par exemple, TA Montreuil 04 déc. 2019 n° 1805676 : « La circonstance que, comme en l’espèce, cet usufruit temporaire puisse cesser de façon anticipée en cas de décès du cédant sur la tête duquel un usufruit a été préconstitué en viager ne disqualifie pas, pour l’application de ces dispositions, le caractère temporaire de l’usufruit ».
La Cour administrative d’appel exprime donc une position totalement contraire à celle de l’administration fiscale en invoquant, pour justifier ce point de vue, les travaux préparatoires de la loi de finance n° 2012-1510 du 29 décembre 2012.
Sans doute, le montage classique que l’administration contestait avant la loi de 2012 portait sur une cession d’usufruit pour une période relativement courte, répétée périodiquement.
Cependant, l’objectif du législateur ne fut pas en 2012 de sanctionner des montages artificiels , ou ceux reposant sur des répétitions de cession d’usufruit à terme fixe de courte durée.
Le législateur souhaitait ici sanctionner « les usufruits constitués pour une durée fixe dès leur création » (R. Gentilhomme et JF Desbuquois Cession d’usufruit temporaire : premières observations sur un nouveau cas de métempsychose fiscale, act. Prat. Et stratégies pat. n° 3, Juillet 2015, 3)
Or tel est le cas en l’espèce, d’autant plus que l’usufruit fut constitué sur la tête d’enfant dont l’espérance de vie, on peut le supposer, est supérieure à trente ans. En d’autres termes, la stipulation présentait comme avantage pour le donataire de pouvoir, trente ans plus tard, récupérer la pleine propriété des titres apportés (le décès du donateur étant un présupposé), tout en conservant la propriété des titres reçus en contrepartie.
Non seulement l’article 13, 5 doit s’appliquer en l’espèce mais encore il nous semble peu probable que cette position administrative puisse être attaquée avec succès devant le Conseil d’État.
Par Michel Leroy – Novembre 2021
Mots clefs
usufruit – usufruit viager – apport – imposition – impôt sur le revenu
Thématique
Droit des biens – Fiscalité