La revue jurisdique de JurisCampus de Février 2021

L’apport ou la cession de l’usufruit de titres à une société IS, est une opération fréquente.

Avant 2012, elle constituait, pour le chef d’entreprise, la base d’une remarquable stratégie patrimoniale.

Grâce à la cession temporaire de l’usufruit des titres d’une société civile à une société IS, le résultat courant de la société semi-transparente est taxé au niveau de la société soumise à l’impôt sur les sociétés au bilan de laquelle est inscrit l’usufruit des parts sociales.

Stratégie condamnée par la loi de finances pour 2012 : Article 13, 5° CGI : imposition de la valeur de l’usufruit dans la catégorie des revenus auquel se rattache le bénéfice susceptible d’être procuré par le bien.

Pour contourner ce dispositif plusieurs montages sont toujours possibles, donc celui-ci: OBO immobilier + apport usufruit des titres à la société d’exploitation.
Dans ce montage, l’article 13, 5° du CGI s’applique sur la valeur de l’usufruit des titres.
La bonne évaluation des titres apportés ou cédés, en pleine propriété est fondamentale en raison des conséquences fiscales attachées à celle-ci :

  • Pour l’apporteur
  • Pour la société IS
  • Pour la société IS

Un apport en société ne déclenche aucune imposition IS pour la société bénéficiaire, car il ne s’agit pas d’une richesse créée par elle, appelant une imposition sur des bénéfices réalisés, mais d’une richesse temporairement mise à sa disposition et qu’elle restituera d’ailleurs aux actionnaires, si tout se passe bien, lors de sa dissolution.

Mais si les opérations d’apport en société sont en principe sans influence sur la détermination du bénéfice imposable de ces dernières, tel n’est toutefois pas le cas lorsque la valeur d’apport des immobilisations a été volontairement minorée par les parties afin de dissimuler une libéralité consentie par l’apporteur à l’entreprise bénéficiaire (CE, plén., 9 mai 2018, n° 387071, arrêt CERES).

Conséquence :

« L’administration fiscale est fondée à corriger la valeur d’origine des immobilisations apportées à l’entreprise pour y substituer leur valeur vénale, augmentant ainsi l’actif net de l’entreprise dans la mesure de l’apport effectué à titre gratuit ».

En clair : Une opération d’apport peut être traitée par l’administration fiscale en deux opérations distinctes :

  • d’une part, à concurrence de la valeur des titres remis, un authentique apport, par définition non taxable
  • d’autre part, à concurrence de l’écart entre la valeur d’origine et la valeur vénale, une libéralité taxable, l’actif net étant rehaussé « dans la mesure de l’apport effectué à titre gratuit ».

Pour le Conseil d’État :

  • La preuve de la libéralité est rapportée dès lors qu’un écart significatif de valeur entre le prix convenu et la valeur vénale des titres est établi et l’intention libérale est prouvée tant au niveau de l’apporteur que de la bénéficiaire.
  • L’intention libérale est en outre présumée lorsque les parties sont en relations d’intérêt.

En principe, « L’avantage ainsi octroyé, requalifié comme une libéralité représentant un avantage occulte, est constitutif d’une distribution de bénéfices au sens des dispositions précitées de l’article 111 c du Code général des impôts ».

Comment alors évaluer l’usufruit de titres ?

La valeur économique d’un usufruit = somme actualisée des fruits futurs du bien sur la durée de l’usufruit
Analyse de mathématique financière consacrée par le Conseil d’État : CE, 24 octobre 2018 (n°412322 et 412323), pour un bien immobilier dès lors qu’elle offre le même taux de rendement interne de l’investissement (TRI) pour l’usufruitier et le nu-propriétaire (afin de que la somme de l’usufruit + la nue-propriété n’excède pas la valeur de la pleine propriété).
L’évaluation de l’usufruit de titres de sociétés est plus complexe pour deux raisons :

a) L’évaluation de la valeur vénale de la pleine propriété des titres peut être délicate
b) L’existence de la personne morale impacte le calcul de la valeur de l’usufruit.

1. Principe d’évaluation de la valeur de la pleine propriété des titres

A. Pour les titres de sociétés cotées
L’évaluation est simple en raison de l’existence d’une cotation.
Exemple, CGI, art 759 : « Pour les valeurs mobilières françaises et étrangères de toute nature admises aux négociations sur un marché règlementé le capital servant de base à la liquidation et au paiement des droits de mutation à titre gratuit est déterminé par le cours moyen au jour de la transmission ou, pour les successions, par la moyenne des trente derniers cours qui précèdent la transmission ».
B. Pour les sociétés non cotées

La valeur vénale des titres d’une société non admise à la négociation sur un marché règlementé doit être appréciée compte tenu de tous les éléments dont l’ensemble permet d’obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui qu’aurait entrainé le jeu de l’offre et de la demande à la date où la cession est intervenue.

  • référence au prix du marché. Jurisprudence constante du Conseil d’État et de la Cour de cassation

Le principe est donc celui de la méthode de comparaison : Comparaison du prix stipulé avec celui auquel ont été conclues d’autres transactions équivalentes effectuées antérieurement et dans un délai raisonnable.
Mais son application n’est pas toujours simple en pratique.

Pour l’évaluation de titres non cotés par comparaison avec d’autres transactions, « des cessions effectuées à des dates proches, voire le même jour, ne sont pas nécessairement comparables, parce qu’elles peuvent être assorties de contreparties différentes, ou parce que les différences de prix constatées peuvent être le reflet, non d’une volonté de gratifier, mais du « pouvoir de négociation » propre du vendeur et de son niveau de connaissance du marché et des données particulières à l’entreprise ». CE, 8e et 3e ch., 21 oct. 2020, n° 434512, concl . R. Victor

Pour le Conseil d’État : En l’absence de toute transaction ou de transaction équivalente, l’appréciation de la valeur vénale doit être faite en utilisant les méthodes d’évaluation qui permettent d’obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui qu’aurait entrainé le jeu normal de l’offre et de la demande à la date où l’acquisition est intervenue.
CE, 8e et 3e ch., 24 oct. 2018, n° 412322, concl . R. Victor
Donc en l’absence de comparaison possible, pas de méthode d’évaluation de principe ;
Mais pour l’administration fiscale, une méthode doit être privilégiée, celle des cash flow actualisée (DISCOUNTED CASH FLOW).

  • DCF « méthode d’évaluation fondamentale » pour évaluer la valeur de l’actif économique.

Selon le « Guide d’évaluation des entreprises et des titres de sociétés », nov. 2006, Fiche 2, p. 57 : lorsque cette méthode est proposée, elle l’examine et éventuellement l’utilise pour affiner les résultats obtenus avec d’autres méthodes.

2. Principe d’évaluation de la valeur de l’usufruit des titres

  • La méthode de valorisation par comparaison est rarement applicable aux droits démembrés, faute de transactions portant sur de tels droits.
    Pour l’application de la Méthode DCF, il faut tenir compte des particularités des revenus du bien.
  • Usufruit d’un immeuble = actualisation des loyers futurs sur la durée de l’usufruit
  • Usufruit de titres = actualisation des fruits sur la durée fixe de l’usufruit

Or

  • L’usufruitier a un droit de propriété sur les dividendes issus de la distribution du bénéfice de l’exercice.
  • Si l’usufruitier a droit aux bénéfices distribués, il n’a aucun droit sur les bénéfices qui ont été mis en réserve, lesquels constituent l’accroissement de l’actif social et reviennent en tant que tel(s) au nu-propriétaire (Cass. 1re civ., 22 juin 2016, nos 15-19471 et 15-19516)

Donc la valeur de l’usufruit de titres ne peut être déterminée que par rapport à la politique de distribution des bénéfices.
Le Conseil d’Etat, dans un important arrêt du 30 septembre 2019 a consacré ce principe et donné quelques indications quant à son application.
(…) l’évaluation du revenu futur attendu par un usufruitier de parts sociales ne peut avoir pour objet que de déterminer le montant des distributions prévisionnelles qui peut être fonction notamment des annuités prévisionnelles de remboursement d’emprunts ou des éventuelles mises en réserves pour le financement d’investissements futurs, lorsqu’elles sont justifiées par la société.».

CE 9e et 10e ch., 30 sept. 2019 n° 419860

L’évaluation de l’usufruit de titres non cotés selon la méthode des flux de trésorerie actualisés doit donc se fonder, non sur les résultats imposables prévisionnels de la société, mais sur ses distributions prévisionnelles.
Ce qui est logique : le résultat imposable, même dans une société semi-transparente est déterminé au niveau de la société, mais peut être mis en réserve et augmenter la valeur des droits des nus-propriétaires.

Il s’agit identifier le montant qui sera effectivement perçu par l’usufruitier. Ce n’est pas le résultat fiscal de la SCI qui compte, mais le flux à destination de l’usufruitier.

Cela dépend en particulier :

  • du taux de rendement
  • des charges diminuant la trésorerie de l’entreprise
  • de la politique des réserves.
  • des autres flux (politique de compte courant, apport programmé etc..)

L’arrêt du Conseil d’État bien qu’important ne réglait pas cependant toutes les difficultés :

  • Faut-il prendre en compte la possibilité de distribution future de dividendes après reconstitution de la trésorerie dans la valeur de l’usufruit des titres ? (1ère question) ?
  • La prise en compte de la fiscalité supportée par l’usufruitier en cette qualité vient-elle diminuer la valeur de l’usufruit (2ème question) ?

A. Distribution prévisionnelle et trésorerie disponible

Il peut sembler logique de ne prendre en compte, pour apprécier les dividendes pouvant être versés, que la trésorerie prévisionnelle de l’entreprise disponible au profit des associés pendant la durée de l’usufruit.
Ce qui revient à fixer le montant du bénéfice distribuable dans la limite de la trésorerie effectivement disponible.
Mais cette approche est trop théorique.
En effet, lorsque la SCI est endettée et dégage un bénéfice supérieur à sa trésorerie, ce bénéfice excédentaire peut être affecté au compte courant de l’usufruitier.
« L’usufruitier peut ainsi percevoir ce dividende plus tard, lorsque la société dispose de la trésorerie nécessaire, et même éventuellement après l’extinction de l’usufruit ». L. Benoudiz, L’évaluation d’un usufruit temporaire : quelle méthode ? quel taux : Dr. fisc. 2019, n°6, étude 140.
Cette pratique courante permet de justifier l’utilité du montage.

Pourquoi acquérir l’usufruit de titres, si c’est pour payer un impôt sans percevoir de revenus pendant le temps de l’usufruit ?

La mise en compte courant du bénéfice fiscal permet de récupérer à terme une partie des résultats de la SCI.
Pour apprécier la totalité des flux dont l’usufruitier pourra jouir, il faudrait également tenir compte de la possibilité de distribution d’un dividende supérieur aux disponibilités en banque de l’entreprise avec inscription en compte courant et paiement de celui-ci après la fin de la durée de l’usufruit, lors de la reconstitution de la trésorerie.
Si les statuts limitent la distribution de dividendes à la trésorerie disponible, une telle méthode ne peut pas être retenue.

Mais quid si aucune clause de cette nature n’est prévue dans les statuts ?

Cette approche avait été critiquée.

Pour Mme E. Bokdam-Tognetti, rapporteuse dans l’affaire Luccotel, cette solution, si elle est séduisante, repose sur l’hypothèse incertaine que la trésorerie de la société permette un jour le paiement des sommes inscrites en compte courant et serait en tout état de cause trop complexe à mettre en œuvre.
LA CAA de NANTES (26 nov. 2020, n° 19NT03876 : inédit au recueil Lebon) rendue après renvoi de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du Conseil d’État du 30 septembre 2019

a) Applique la méthode de valorisation par actualisation du bénéfice distribuable de la SCI pris dans la limite de la trésorerie effectivement disponible
b) Refuse de tenir compte de la possibilité de distribuer par la suite les réserves.

Selon la CAA : « La méthode dite ” Benoudiz “, qui prévoit une pratique de distribution tenant compte, au sein des mêmes flux futurs de trésorerie de l’usufruitier d’une possibilité de distribution d’un dividende supérieur aux disponibilités en banque de l’entreprise avec versement du numéraire plusieurs années après la fin de la durée de l’usufruit, ne saurait être retenue dès lors qu’elle peut entraîner, d’une part, un décalage d’ampleur entre la trésorerie et le bénéfice comptable dans le temps et, d’autre part, un report du versement du solde des distributions en fonction de la trésorerie à une date indéterminée. Compte tenu de ces incertitudes au-delà de l’expiration de la durée de l’usufruit, cette autre méthode utilisée par l’administration doit être écartée ».

Pourquoi est-ce une solution importante ?

Elle n’est pas sans conséquence en cas d’apport de titres à une société IS d’une société endettée
Si la durée de l’usufruit coïncide avec la durée du prêt et que pendant toute la durée du crédit, le loyer est totalement absorbé par le remboursement du crédit et des charges financières =) la SCI peut dégager un bénéfice fiscal supérieur à sa trésorerie. Il n’y a pas de bénéfice immédiatement distribué.

Il y a donc un risque d’abus de droit. Quel intérêt y a-t-il pour une société de recevoir un actif avec une valeur pratiquement nulle, tout en supportant éventuellement une charge fiscale supplémentaire ?

La politique d’inscription en compte courant du bénéfice fiscal avec possibilité d’un paiement après reconstitution de la trésorerie, permettait de à la société IS de récupérer à terme des liquidités.
En refusant d’en tenir compte dans l’évaluation de l’usufruit, cette jurisprudence renforce le risque d’abus de droit.
Il y a alors nécessité alors de penser une stratégie permettant à la société IS de recevoir des dividendes.

Exemple : Augmentation de capital financé par nu-propriétaire et usufruit au prorata de leurs droits avec libération immédiate par le nu-propriétaire et différée pour l’usufruitier.

B. Prise en compte de la fiscalité supportée par l’usufruitier des titres

Le Conseil d’État ne s’exprime pas directement sur la question suivante : Faut-il prendre en compte des revenus nets d’impôt dès lors qu’il s’agit de raisonner en termes de flux de trésorerie ?
Ou au contraire, simplement actualiser le rendement des parts sans tenir compte de l’impôt dû par la société usufruitière en raison des revenus distribués ?
La question est importante en pratique, car en ne tenant pas compte de sa propre imposition, dans l’acquisition du bien, la société IS pourrait commettre un acte anormal de gestion.
On peut penser que ce sont les flux disponibles qu’il faut prendre en compte, et qu’il faut donc minorer ces flux de l’imposition théorique établie au nom de l’usufruitier, et ce, là encore, sur la durée de l’usufruit des parts sociales.

Par Michel Leroy – Février 2020

Mots clefs

 Usufruit – titres – évaluation / DCF – compte courant – fiscalité

Thématique

Droit des biens – Fiscalité

Étiqueté avec :

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