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L’arrêt rendu par la Cour de cassation, le 10 avril 2019 (Cass Com. 10 avril 2019, n° 17-19733) souligne le danger d’un abandon d’usufruit portant sur un bien dont la nue-propriété est détenue par une personne morale.
Dans cette affaire, une personne, Madame B, était usufruitière d’actions d’une société (SAS A) et par acte sous signature privée déclara, selon les termes employés dans l’acte, faire « abandon à la société (SAS B) … » de l’usufruit, estimé à 982.372 €, qu’elle détenait sur la majorité des titres de la SAS A.
La SAS B était en l’espèce détenue quasi exclusivement par ses enfants.
L’acte ne formulait pas l’accord de la société Techmetta participations.
Pour l’administration fiscale, l’acte d’abandon matérialisait une donation au profit de la SAS B et par conséquent elle lui notifia un redressement très important (578 495 €), somme à laquelle s’ajoutait 180 498 € d’intérêt de retard.

Plusieurs objections de procédures furent formulées par la société bénéficiaire pour faire échec au recouvrement, finalement en vain.
Sur le fond, tant la Cour d’appel de Chambéry que la Cour de cassation constate l’existence d’une donation indirecte taxable à 60 %, compte tenu de l’identité du donataire.
Il ne fait pas de doute que l’abandon d’usufruit peut constituer une donation indirecte ; encore faut-il que les conditions de la condition se trouvent réunies.
Il faut tout d’abord constater une acceptation. En effet, la renonciation à un droit est un acte unilatéral.
Or en l’espèce, celle-ci avait été formalisée par un acte écrit. Cependant, celui-ci, s’il visait effectivement la société nu-propriétaire et la désignait comme le bénéficiaire de l’acte (ce qui était maladroit) ne matérialisait aucune signature de celle-ci.

La donation indirecte étant une libéralité informelle, cette acceptation peut s’exprimer d’une manière tacite, résultant du comportement du nu-propriétaire.
Par exemple, dans une espèce, un contribuable avait renoncé unilatéralement à l’usufruit de titres de société, la nue-propriété de ces titres étant détenue par ses enfants.
Pour la Cour de cassation, la preuve de l’acceptation tacite des donataires résultait de ce que les nus-propriétaires avaient fait figurer ces titres en pleine propriété dans leur déclaration d’impôt de solidarité sur la fortune et avaient encaissé les revenus produits par ces titres (Cass Com, 21 juin 2011 n° 10-20.461).
En l’espèce, pour les juges du fonds et la Cour de cassation, l’acceptation de la société résultait de ce que celle-ci « avait perçu les dividendes lui revenant dès leur mise en distribution ».

Cette perception de dividendes établit sans aucun doute la connaissance par la société nue-propriétaire de l’acte d’abandon.
Il reste alors à déterminer si les éléments caractéristiques de la donation se trouvent en l’espèce réunis.
Il faut tout d’abord constater un dépouillement. Pour la Cour d’appel, l’acte constatait bien un dépouillement de la part de l’usufruitière, puisque « l’usufruit n’était pas dépourvu de valeur, et son abandon avait pour conséquence de priver l’auteur de l’acte de son pouvoir de décision dans la gestion de la société ».
Il ne fait pas de doute que l’usufruitier s’est appauvri en renonçant ; La Cour d’appel avait en effet parfaitement établi le dépouillement en relevant à la fois la valeur économique de l’usufruit abandonné et la perte de pouvoirs au sein de la société résultant de cet acte. L’appauvrissement est d’autant moins contestable que le compte de résultat de l’exercice postérieur à la renonciation fit apparaître des produits financiers à hauteur de 310.420 € correspondant aux droits de la SAS B sur les 2822 actions de la SAS A détenues en pleine propriété à la suite de l’abandon d’usufruit.
La difficulté tenait évidemment à l’intention libérale.

Or, l’usufruitier faisait valoir que cet abandon s’inscrivait dans une opération plus globale de transmission des deux sociétés (l’une opérationnelle, l’autre de détention)
Cependant, envisagé ainsi, l’abandon apparaissait comme une opération favorable aux enfants détenteurs quasi exclusifs de la société holding.
De sorte que l’opération ne pouvait-elle pas révéler une donation au profit des enfants ?
Ceci d’autant plus que les associés profitent systématiquement de l’accroissement de valeur du patrimoine de la société dont ils sont actionnaires. L’avantage qu’ils en retirent ne réside pas simplement dans la valorisation de leurs propres titres, d’autant plus que les dividendes perçus par celle-ci peuvent constituer à la fin de son exercice un bénéfice distribuable qui enrichit par conséquent les associés.
Reconnaître une donation au profit des enfants paraît d’autant plus logique qu’il est difficile de penser que le renonçant a souhaité par cette opération gratifier une construction juridique à but lucratif pour laquelle en principe, nul ne nourrit de sentiments affectueux.

Sans aucun doute, une personne morale dispose d’un intérêt propre, mais c’est faire preuve d’un juridisme trop poussé que de considérer que la personne morale dispose de qualités propres a justifier un sentiment de cette nature.

C’est pourtant ce que reconnaît la Cour de cassation dans cette affaire. Cette position rejoint une décision d’appel très célèbre (CA Dijon, 1re ch. civ., 5 mai 2011, n° 10/00973, SCI Lugny-Thuyset c/ DGI) qui avait également considéré que la renonciation à l’usufruit d’un bien dont avait profité une société, constituait une donation indirecte au profit de celle-ci.
Pour la Cour de cassation, la donation est consentie à la société, seule bénéficiaire de l’acte. En effet, la Cour régulatrice prend soin de préciser que l’usufruitier « entendait gratifier la société en accroissant la valeur de ses actions et ses biens dès lors que cette dernière était la bénéficiaire de la donation intervenue en sa faveur et non les enfants de Mme ».
Cependant, la Cour de cassation ne précise pas en quoi la société est la seule bénéficiaire de l’acte.
A lire la motivation de la Cour, il semble que la volonté de l’usufruitière de « gratifier la société en accroissant la valeur de ses actions et ses biens » résulte essentiellement du comportement de la société, personne morale : « si cet abandon (…) profitait aux associés en leur permettant de céder leurs actions, la société l’avait immédiatement accepté et avait perçu les dividendes lui revenant dès leur mise en distribution »

L’arrêt doit interpeller la pratique sur le risque d’une telle donation taxable.
Pourtant, « l’interposition d’une société ne fait pas obstacle au rapport à la succession d’une donation » (Cass. 1re civ., 24 janv. 2018, no 17-13017).
En d’autres termes, la réalité de la personne morale n’interdit nullement de reconnaître l’existence d’une donation indirecte au profit des enfants associés, voire même l’existence d’une donation déguisée (Cass. 1ère civ. 10 mai 2006, n° 03-21139 cassant un arrêt ayant refusé de reconnaitre que « l’apport en argent, sans contrepartie, au compte courant d’une société, dirigée par le fils…devait s’analyser en une donation déguisée au profit de ce dernier»).
Pour éviter cette conséquence, il est essentiel de démontrer concrètement que l’acte avait été passé pour les enfants et accepté par eux, en leur qualité de descendants.
Ainsi, il nous semble que si l’acte avait exprimé que l’abandon était fait pour permettre aux enfants de céder leur titre dans la société holding et avait été signé par eux en leur qualité de descendants, en non en tant que représentant, la qualification de donation indirecte n’aurait sans doute pas pu être discutée.
Cet arrêt est donc important, car il invite les praticiens à redoubler de prudence dans la rédaction d’acte d’abandon d’usufruit au profit d’une personne morale…

 

Par Michel Leroy – Juillet 2019

Sources

Mots clefs

Donation – Société – Démembrement de propriété

Thématique

Libéralités – Démembrement de propriété

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